Architecture contemporaine et ruines : trois exemples de pratique française – Rassegna di architettura e urbanistica

Architettura contemporanea e rovine : tre esempi della pratica francese
Pierre-Yves Caillault, Marie-Garance Girard

Rassegna di architettura e urbanistica (publication quadrimestrielle de l’Université  Sapienza de Rome)
Anno LII, n° 151, janvier-avril 2017

 

 

 

 

« La mort est inscrite dans les hommes, la ruine est inscrite dans les choses » [1]. Par cette réflexion, le philosophe français J.-P. Sartre suggère l’idée d’une trajectoire commune entre la condition humaine et celle de l’objet inanimé. Ce n’est pas l’école de John Ruskin qui aurait rejeté une telle analogie. Pour l’écrivain britannique, en effet, la ruine est le destin naturel de tout édifice. On peut ralentir ce processus mais on ne peut en aucun cas l’emporter sur lui.

Pourtant, lorsque l’architecte du présent restaure un monument en ruine et prolonge son existence pour une durée indéterminée ou lorsqu’il crée sur les vestiges du passé une œuvre nouvelle qui a l’ambition de ressusciter la construction déchue, fait-il autre chose qu’anéantir la ruine, en fait ou en théorie ? Qu’il fasse oublier l’état de ruine ou qu’il stoppe simplement le processus, l’architecte va contre le destin naturel de toute construction.

Nous avons choisi trois projets français qui illustrent trois attitudes possibles face au monument en ruine. Ces trois projets ont été menés par des Architectes en Chef des Monuments historiques, corps d’architectes spécialisés dans la restauration d’édifices classés pour leur valeur historique, esthétique ou ethnologique.

Chacun de ces projets a bien sûr été déterminé par un contexte spécifique mais aussi par la sensibilité propre du maître d’œuvre.

Peu tapageur, le premier projet est aussi peu connu. Pourtant il s’agit de la restauration et de la mise en valeur d’un site antique de première importance : l’amphithéâtre gallo-romain de Grand, un peu oublié et à l’écart des grands circuits touristiques français. Il a reçu entre 1993 et 1995 une couverture protectrice de gradins en bois. Le deuxième projet est la restauration et l’extension du château anglo-normand de Falaise, de 1987 à 1997. Enfin, la dernière opération évoquée est celle de la restauration après incendie du château de Lunéville, achevée récemment.

Ces trois projets ont certains objectifs communs. Il s’agit à chaque fois d’une intervention contemporaine sur des un monument à l’état de ruine et qui faisant l’objet d’une certaine désaffection de la part du public. Pour assurer leur sauvegarde, il fallait mettre hors d’eau ces édifices. Enfin, il fallait les adapter à des usages contemporains.

Malgré les points communs, ces trois projets sont sous-tendus par trois démarches radicalement différentes qui interrogent le rôle de l’architecte.

L’Architecte en Chef des Monuments historiques est-il un conservateur ou un restaurateur ? Que conserve-t-il et que restaure-t-il ? Qu’est-ce-qui définit une démarche archéologique ? Quelle place la création et l’invention peuvent-elle occuper dans ce travail?

Les trois projets examinés apportent des réponses différentes mais pas nécessairement incompatibles. Ils illustrent trois pratiques structurées d’une manière ou d’une autre par l’école française de restauration mais aussi par un contexte politique et sociologique singulier.

Le projet de restauration et de mise en valeur de l’amphithéâtre de Grand – Michel Goutal

L’amphithéâtre gallo-romain de Grand se situe dans une toute petite commune du département des Vosges qui a été autrefois une grande cité antique, tombée dans l’oubli au cours du Moyen Age. Huitième amphithéâtre du monde par taille, le site de Grand est pourtant peu connu du grand public et peu visité.

Construit à la fin du Ier siècle avant Jésus Christ, il est la partie la mieux conservée d’un ensemble qui comprend les restes d’une enceinte, à l’intérieur de laquelle se trouvent une basilique et d’autres vestiges (thermes, temple, cryptoportique). L’amphithéâtre se situe dans une seconde enceinte aujourd’hui matérialisée  par une route et englobant la première.

Au milieu des années 1980, dans un contexte analogue à celui qui a vu naître le projet de restauration du château de Falaise, s’est fait jour le souci pour le Conseil général des Vosges, propriétaire du site, de conserver cet amphithéâtre et de le mettre en valeur.

Les campagnes de dégagement des vestiges, entreprises au cours des dernières décennies avaient permis de découvrir un complexe classé dans la catégorie des semi-amphithéâtres par l’archéologue Jean-Claude Golvin. Les gradins avaient disparu et les maçonneries de l’amphithéâtre se trouvaient désormais à l’air libre si bien qu’elles s’abîmaient sous l’action du rude climat vosgien.

Les vestiges n’étant plus protégés, l’eau s’infiltrait dans les pierres faisant exploser les maçonneries sous l’effet du gel. La nécessité de poser une couverture pour les protéger s’est donc naturellement imposée.

D’autre part, la collectivité propriétaire du site, le Conseil général des Vosges, souhaitait utiliser l’amphithéâtre à des fins culturelles. La solution de reconstruire des gradins sur les vestiges afin de les protéger s’imposait donc naturellement.

C’est Michel Goutal, Architecte en Chef des Monuments historiques, qui fut désigné pour mettre en œuvre ce projet. En 1988, il réalisait l’étude préalable. Puis entre 1993 et 1995, il dirigeait les travaux. Interrogé aujourd’hui à ce sujet, M. Goutal souligne la spécificité des années 1980 en France qui ont constitué d’après lui une rupture dans l’histoire de la restauration. D’une activité quasi mécanique de réparation/reconstitution, la restauration s’est muée en un processus créatif. La possibilité  de « faire un geste architectural » était désormais admise. L’architecte prenait de la distance par rapport au monument et pouvait proposer une solution personnelle, choisie dans un éventail de possibilités élargi. Plusieurs facteurs sont aujourd’hui cités pour expliquer cette mutation. La première loi programme préparée par le ministre Jacques Lang a créé les conditions favorables aux grands projets de restauration et de mise en valeur de monuments. C’était l’époque du Grand Louvre et à une autre échelle, de la restauration du château de Falaise. On peut également invoquer la décentralisation comme facteur de changement ; celle-ci donnait aux collectivités territoriales une plus grande autonomie de gestion et par conséquent les moyens d’une politique culturelle locale propre.

Dans ce contexte, le parti de restauration proposé par M. Goutal a été le suivant :

– Venir poser sur les vestiges tels qu’ils subsistent des gradins en lamellé-collé de bois exotique, l’iroko, choisi pour sa dureté, son caractère imputrescible et la teinte grise qu’il prend lorsqu’il vieillit ;

– Les gradins débutent à l’Est au niveau du podium pour remonter progressivement jusqu’au droit des arcades à l’Ouest où l’on atteint le développement total d’une volée de gradins ;

– Ils sont soutenus par une importante structure métallique pour la partie émergée et en béton pour la partie immergée.

Le résultat est un dégradé de gradins qui assure visuellement la transition de l’original laissé en l’état à la partie reconstituée. D’un côté, le volume et la fonction originelle du monument antique sont restitués, de l’autre l’état réel du monument est exposé.

La restitution des gradins s’est appuyée sur des études archéologiques approfondies qui ont permis de connaître précisément leur forme et leur fonctionnement. Cependant cette construction porte la marque de notre temps et se distingue des parties originelles par son matériau, conformément aux prescriptions de la charte de Venise (1964).

La question du statut de cette construction s’est par la suite posée de façon très précise, dans le cadre d’une procédure judiciaire intentée par la Maîtrise d’Ouvrage contre le Maître d’Œuvre. Le lamellé-collé des gradins se décollait, posant un problème d’étanchéité susceptible de remettre en cause la conservation des vestiges sous-jacents. En vertu de la garantie décennale, le juge a estimé que le Maître d’œuvre devait dédommager la Maîtrise d’ouvrage. Mais les gradins étant considérés comme une œuvre, toute solution de réparation des gradins devait recevoir l’aval de l’architecte.

M. Goutal revendique aujourd’hui la réussite de son projet qui fait la synthèse entre la nécessité de conserver un monument fragile, celle de redonner à lire le monument antique et celle d’une rupture entre l’ancien et le nouveau. Geste architectural parfaitement intégré dans le paysage, les gradins font le lien entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. A l’opposé d’une restauration-reconstruction interventionniste comme celle du théâtre romain de Sagunto, ils ont pour seuls objectifs de protéger et mettre en valeur les vestiges. Conçus dans le strict respect du monument antique, ils sont simples en apparence, plus complexes dans leur conception. De ce fait, ils empruntent au langage classique qui a traversé les siècles. Dicté par la recherche d’un idéal proche de la sprezzatura renaissante, M. Goutal s’inscrit dans une tradition qui remonte à l’Antiquité et qui porte l’idée que « le vrai art est celui qui ne semble être art [2]».

Le château de Falaise –– une relecture pour un monument à l’abandon – Bruno Decaris :

Le château de Falaise, place-forte emblématique de l’histoire normande, fut érigé au XIIème et au XIIIème siècle. A la fin du XVIème siècle, Henri IV assiégeait la ville qui constituait alors une poche de résistance importante à son pouvoir. Le château fut alors abandonné à l’état de ruine. Au XVIIIème siècle, les toitures s’effondrèrent, laissant l’édifice sans protection contre les intempéries.

Classé monument historique en 1840,  il fut sauvé par l’intervention de l’Architecte en Chef des Monuments historiques Victor Ruprich-Robert qui le restaura entièrement, comblant les brèches et relevant les murs. Au XXème siècle, il était aménagé pour la visite mais privé de sa logique primitive, les planchers, les cloisonnements et les toitures ayant disparu.

En 1984, le maire de Falaise, vice-président du Conseil régional de Normandie a fait appel à Bruno Decaris, fraichement nommé Architecte en Chef des Monuments historiques pour restaurer l’édifice et concevoir une extension destinée à abriter un accueil pour les visiteurs.

Le château de Falaise comporte trois parties distinctes. Le grand donjon quadrangulaire, bâti vers 1123, auquel se sont ajoutés peu après un petit donjon rectangulaire, puis la tour Talbot, construite sur les ordres de Philippe Auguste en 1207.

Lorsque l’architecte  Bruno Decaris a été sollicité pour la restauration du château, les trois donjons se présentaient comme de grands corps vides, sans plancher ni couverture. La fonction défensive du grand donjon était encore bien perceptible de l’extérieur, les murs ayant été remontés par Ruprich-Robert. Cependant la dimension résidentielle n’était plus guère appréciable pour le visiteur qui déambulait directement sur les vestiges du mur de refend principal, dans un espace inondé de lumière et sans rapport avec l’obscurité des intérieurs médiévaux.

Il appartenait donc à l’architecte de mettre l’ensemble hors d’eau en posant des couvertures et de restituer la distribution d’origine à l’intérieur du grand donjon, en rétablissant les cloisonnements et les planchers.

Pour B. Decaris, il n’était pas envisageable de reconstruire à l’identique. D’une part, les vestiges en place et l’état des connaissances sur les donjons anglo-normands ne le permettaient pas. D’autre part, il lui apparaissait clairement que l’enjeu était de chercher, comprendre et restituer la signification profonde de cette œuvre. Ses recherches préliminaires sur l’édifice lui ont permis d’identifier le schéma régulateur de la construction : un module de 3,30m sert de base à la trame globale, en plan, comme en élévation. Ce « nombre » lui a permis de restituer certaines dispositions constructives : désaxement du mur central de refend, implantation des cloisons disparues, hauteur antérieure de l’édifice, volumes de l’adjonction.

Pour rétablir le cloisonnement sur toute la hauteur du grand donjon, le mur de refend principal, arasé au XIXème siècle jusqu’à son niveau actuel, c’est-à-dire interrompu au premier étage, a été exhaussé par deux parois en acier. Entre ces parois se poursuit l’escalier d’accès creusé depuis le XIXème siècle dans le mur de refend, rétablissant ainsi l’ancien principe de circulation.

Le plancher du premier étage du grand donjon est constitué de caissons en acier qui s’appuient sur des consoles fixées à l’armature du mur de refend. Dans ces caissons, des plaques de plomb recouvertes de pavés de verre plus larges forment la trame d’un dallage semi-transparent qui facilite l’éclairage des salles inférieures. En effet, celles-ci ne disposent que de meurtrières tandis que le niveau supérieur est éclairée par de grandes baies et par l’interstice ménagé entre la nouvelle couverture et les arases des murs.

La conception des toitures des deux donjons du XIIème siècle est le fruit de la collaboration entre Bruno Decaris et l’ingénieur britannique Peter Reis. En l’absence de données sur la nature et la forme des couvertures anciennes, Bruno Decaris a fait le choix de concevoir des formes nouvelles et d’utiliser des matériaux modernes ou mis en œuvre de façon contemporaine : le géotextile et l’acier. La couverture du grand donjon consiste en deux toiles tendues sur des tirants et des mâts fixés sur une poutre périmétrale, qui repose sur les murs des donjons. Inspiré par l’atmosphère médiévale des films du réalisateur japonais Akira Kurosawa, l’ensemble apparaît comme une série de toits en pagode. La toile extérieure qui doit s’inscrire dans son environnement est de couleur beige, tandis que la toile intérieure est de couleur bleu roi. En couvrant ainsi le grand donjon, B. Decaris a mis fin à l’éclairage zénithal qui caractérisait l’état antérieur, tout en maintenant l’idée d’une voute céleste.

La poutre périmétrale sur laquelle s’appuie la couverture est établie en surplomb par rapport aux murs d’arase. Cette disposition a permis d’une part de restituer la hauteur initiale du donjon dont les murs avaient été arasés par le passé. D’autre part, le vide laissé au pourtour de la partie sommitale du donjon marque la limite entre les éléments de construction anciens et nouveaux. De manière générale, l’architecte insiste sur l’idée que les ajouts aux parties anciennes, qu’il s’agisse des planchers, du cloisonnement ou de la couverture, doivent se distinguer en donnant une impression d’immatériel et de légèreté, contrastant avec la massivité statique des maçonneries préexistantes.

La restauration des toitures et du gros œuvre s’est achevée en 1992 et en 1994. Après ce travail sur l’existant qui a permis une réutilisation des donjons, B. Decaris s’est attaqué en 1996 à la construction d’une adjonction sur le mur est du grand donjon. Dépassant le problème de la restauration, l’architecte prolonge le monument par un avant-corps en béton établi sur les vestiges d’une ancienne porte médiévale. Le choix du béton, abondamment discuté et critiqué en France, par le grand public comme par certains professionnels du secteur, est encore défendu avec conviction par l’architecte. Ce dernier n’a de cesse de rappeler la fonction dissuasive des châteaux forts et la nécessité de respecter l’esprit du monument par l’utilisation d’un matériau qui suscite l’hostilité et l’inquiétude. L’avant-corps a été âprement dénigré et son concepteur accusé de dénaturer le site. Pourtant, il s’est appuyé sur une étude approfondie de la typologie des donjons anglo-normands et de leurs avant-corps. Il a identifié en Angleterre un modèle très similaire au château de Falaise – Castle Rising – et a tiré de cet exemple les principes de construction de son adjonction moderne. Reprenant l’emprise exacte de l’avant-corps médiéval dont subsistent des vestiges d’arrachement, il a en outre inscrit le monument dans le schéma régulateur évoqué plus haut.

Aujourd’hui, B. Decaris confie que la restauration du château de Falaise est l’un de ses projets favoris, une œuvre d’architecte en symbiose avec la ruine rencontrée en 1984. Pour caractériser sa démarche, il parle de « restauration abstraite ». Celle-ci se manifeste par une actualisation du point de vue des hommes du Moyen Age, pour lesquels la recherche de l’harmonie par la répétition d’un nombre d’or s’apparentait à une quête métaphysique.

Le château de Lunéville : restauration et aménagement suite à  l’incendie de 2003 – Pierre-Yves Caillault

Le château de Lunéville fut la demeure de la cour de Lorraine jusqu’à la mort en 1737, du dernier duc, Stanislas, prince et mécène des Lumières, victime de l’embrasement de sa robe de chambre dans ses propres appartements !

Il avait été entièrement reconstruit entre 1703 et 1720, pour le compte du duc Léopold Ier, sur les plans de Pierre Bourdict, Nicolas Dorbay et Germain Boffrand. Il fit par la suite l’objet d’un certain nombre de remaniements faisant évoluer sa physionomie. Chef d’œuvre de l’architecture du XVIIIème siècle, ce château conserva néanmoins son image de Versailles lorrain et fut classé Monument historique en 1901.

Son histoire fait de lui le plus grand monument de Lorraine, malgré les huit incendies dont il a été victime. Il a cependant longtemps été délaissé et mal-aimé parce que lors du rattachement de la Lorraine à la France, Louis XV en supprima la valeur symbolique au profit d’une banale valeur d’usage, qui avait perduré jusqu’à nos jours.

Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2003, un incendie a ravage les deux tiers des appartements princiers appartenant au ministère de la Défense, un tiers des bâtiments du conseil général de Meurthe-et-Moselle, toute la toiture de l’aile sud-est et la chapelle royale. Les toits, en s’effondrant, ont provoqué l’éboulement d’importants éléments de maçonnerie. Mais le risque d’une disparition, même partielle, suite à l’incendie, largement médiatisée, sonna le réveil d’une conscience identitaire attachée aux symboles forts que sont les monuments emblématiques d’un faste passé.

Pour garantir la bonne conservation d’un monument ainsi éventré et provisoirement abrité par une installation coûteuse, le point de vue largement partagé fut alors de restituer à l’identique les toitures disparues et de restaurer les façades encore en place.

Mais quelles toitures restituer ? Aux toits-terrasses conçus par l’architecte du château Germain Boffrand, avaient succédé, vingt ans plus tard sous la Régence d’Elisabeth  Charlotte d’Orléans, de hauts combles à chantepleurs ; de plus, une partie des toitures dévastées par un des incendies du XVIIIème siècle avait été reconstruite selon un profil différent, par les militaires occupant les lieux depuis 1768. Pour la restitution, c’est clairement l’identité de la demeure des ducs de Lorraine qui s’est imposée, et plus particulièrement celle de l’époque de Stanislas.

L’étude de la partie incendiée des charpentes et couvertures du château de Lunéville s’est basée d’une part sur des sources d’archives dont certaines étaient jusque là inédites, et sur les observations et analyses de terrain, réalisées juste après le sinistre. Les comptes de travaux ont été une source précieuse pour connaître les dispositions précises des toitures du château au XVIIIe siècle, après la création des hauts combles par l’architecte Jennesson pendant la régence d’Elisabeth Charlotte (1729-1737). Les conclusions tirées de l’analyse de ces documents écrits et figurés ont été confrontées à une analyse dendrochronologique menée sur les restes calcinés des charpentes, qui a permis de dater les pièces encore en place du XVIIIe siècle. Le croisement de ces sources a permis de proposer une reconstitution graphique des charpentes du château dans leur état du milieu du XVIIIe siècle, qui a permis de fonder le projet de restauration de ce magnifique ensemble. Cette démarche a rendu possible la restitution archéologique des charpentes et le projet élaboré n’a laissé qu’une très faible part à l’invention.

Concernant les façades, des sondages et analyses poussées ont prouvé la présence de badigeons sur l’ensemble des parements. Ils masquaient l’hétérogénéité de la pierre et mettaient en valeur les lignes de l’architecture (corniches, bandeaux, encadrements de baies, etc.). Les échantillons d’enduit ancien ont permis de reproduire ces badigeons dans leur disposition d’origine.

Ce travail, restituant l’identité perdue d’un monument emblématique, permettait au maître d’ouvrage d’axer son projet de développement culturel sur l’idée d’un château du Siècle des Lumières, revisité à l’aune de notre siècle.

C’est sur cette idée que nous avons travaillé à l’élaboration d’un premier projet intéressant l’intérieur du monument avec la restauration et l’aménagement de la chapelle et des espaces adjacents. Il ne s’agissait plus alors de se limiter à une opération de restauration mais de prendre aussi en considération les règles qui s’imposent à tout établissement recevant du public ainsi que les exigences du maître d’ouvrage, soucieux des contraintes d’usage. L’identité du monument et la qualité des espaces restant le principal fil conducteur du programme de « ré-utilisation » qui s’est précisé progressivement.

Cette opération spécifique autour de la chapelle a comporté plusieurs niveaux d’intervention :

  • Une restauration rigoureuse des éléments conservés. Les gypseries de la chapelle et de l’escalier d’honneur sud avaient été sauvées grâce aux mesures conservatoires mises en œuvre en 2003. Leur restauration est aujourd’hui le simple prolongement du protocole alors élaboré. Les colonnes remontées de la chapelle, les murs de l’escalier d’honneur, les voûtes du sous-sol ont conservé leur épiderme d’origine ; les enduits et vestiges de badigeons ont été consolidés et complétés.
  • Les compléments nécessaires à la lecture d’une architecture remarquable, sont les décors de plâtrerie tels que chapiteaux disparus, entablements partiellement ruinés, ou la voûte de la chapelle entièrement effondrée ainsi que tous les plafonds avec leurs amortissements heureusement dénués de décors (toutes les voussures de plafonds décorés de reliefs sculptés ou moulés en gypserie subsistantes avaient été sauvées de l’incendie).
  • La restitution de dispositions attestées du XVIIIème siècle, tels que les sols qui avaient été renouvelés au XIXème siècle ou les boiseries de la salle de la Livrée, recomposant ainsi un décor complet en harmonie avec la chapelle.
  • La simple restitution des justes proportions des espaces a été préférée dans la salle des Gardes pour laquelle les sources d’archives ne permettaient pas de retrouver les dispositions d’origine ; c’est là qu’a été installée une banque d’accueil contemporaine et un ascenseur qui ne nie pas sa présence.
  • L’inclusion d’éléments contemporains répondant aux besoins de fonctionnement était le complément indispensable à une opération de cette nature. Leur présence devait être assez discrète, pour ne pas nuire à la lecture du monument d’origine, et présenter une réversibilité évidente. Elle concernait la fermeture vitrée des baies du rez-de-chaussée de l’escalier d’honneur, les ascenseurs, les appareils d’éclairage, etc.

La chapelle, cœur symbolique du château a acquis grâce sa tribune, une vocation musicale, pouvant occasionnellement accueillir des conférences ou même de petites expositions. Les deux grandes salles du rez-de-chaussée revêtent une fonction d’accueil et de foyer permettant ainsi de retrouver le fonctionnement originel du château ducal dans lequel on pénétrait par la salle des Gardes, à laquelle on accédait à couvert depuis le vestibule, espace ouvert sous le corps central. Cette salle est en relation directe avec la salle de la Livrée, le foyer, et avec l’escalier d’honneur desservant l’étage, le rez-de-chaussée et le sous-sol où il a été proposé d’implanter une cafétéria ainsi que les services. Les différents niveaux sont desservis par deux ascenseurs ; un mis en place dans une des deux tours de la façade ouest de la chapelle et l’autre à l’angle nord/est de la salle des Gardes.

A la recherche d’une écriture ménageant l’identité du monument, nous avons proposé un équilibre entre restauration, restitution et aménagement pour répondre aux attentes du maître d’ouvrage dans le respect de ce patrimoine partagé. Notre réflexion ainsi engagée peut maintenant être mise à l’épreuve de l’usage et d’un développement qui doit se poursuivre.

Conclusion 

Les trois projets examinés ici ont eu pour objet de redonner une signification au monument concerné. Ils combinent les problématiques de la restauration et de la réutilisation, dans une démarche qui soumet l’intervention contemporaine à des fins éminemment utilitaires. Ainsi il n’est pas question d’abandonner ces monuments à leur sort de ruine. Il faut les réutiliser. Or, comme le soulignait non sans lucidité Pierre Pinon à l’occasion d’un colloque sur la restauration des ruines organisé en 1990 : « il n’y a pas de réutilisation sans transformation. Les transformations ont aussi leur logique. Elles apportent les corrections nécessaires à la totale adaptation »[3].

Chacun des architectes ici évoqués considère avoir respecté l’intégrité du monument. A Grand, Michel Goutal apporte une réponse subtile au dilemme entre restauration-conservation et réutilisation-transformation. Il s’inscrit comme nous l’avons vu dans la continuité de l’œuvre originelle qu’il évite ainsi de dénaturer. Bruno Dacaris définit sa démarche comme une revitalisation des œuvres architecturales qui « leur permette d’être perçues, d’être comprises, d’être vécues à nouveau »[4]. Pour lui, c’est l’esprit des lieux qui prime, comme l’esprit des lois pour les juristes. Enfin, notre propre attitude à Lunéville a été dictée par la volonté de retrouver les dispositions d’origine, à l’issue d’un travail d’archéologie du bâti et d’étude historique long et difficile. Nous avons souhaité mener une entreprise de connaissance contribuant de façon cruciale à la sauvegarde du château.

A l’issue de cette réflexion, il apparaît que que la notion d’identité est centrale dans chacun des projets évoqués. La ruine d’un monument est un état, mais aussi un processus : dès lors, il y réside une menace pour l’identité collective. De cette menace naît l’urgence de créer, aujourd’hui et maintenant, une œuvre contemporaine qui nous enracine dans le précieux passé pour mieux le garder présent et le faire devenir.

[1] SARTRE, J.-P., Sursis, 1945, p.22

[2] CASTIGLIONE, B., Le Livre du courtisan, 1528

[3] PINON, P., Construire sur les ruines, in Entretiens du patrimoine, Faut-il restaurer les ruines ? 8, 9, 10 novembre 1990, Mémorial de Caen

[4] DECARIS, B., Les donjons de Falaise : une relecture pour un monument à l’abandon, In : DIRECTION DU PATRIMOINE, éd., Faut-il restaurer les ruines ? (Mémorial de Caen, 8-9 et 10 novembre 1990), Paris, 1991